"Qui rate le train du e-commerce, en paiera les conséquences"
Gino Van Ossel, expert en retail, nous livre son analyse

Le commerce de détail traditionnel est sous pression depuis un certain temps. Le professeur Gino Van Ossel, affilié à la Vlerick Business School, partage volontiers sa vision à ce sujet. Expert en comportement du consommateur, en e-commerce et en stratégies omnicanales, il est un conférencier et conseiller très recherché dans ce domaine.
En pleine tempête
Qu'est-ce qui a poussé le secteur du commerce de détail à s'aventurer en eaux troubles il y a quelques années, professeur?
"Pour comprendre l’essence de la problématique dans le secteur du retail, il faut remonter à environ 2010. C’est à ce moment-là que l’essor du e-commerce a débuté en Belgique, notamment avec l’arrivée de bol.com et de Zalando sur notre marché, accompagnée d’une campagne publicitaire très active, y compris à la télévision. Cette croissance a eu plusieurs conséquences: une partie du volume du retail s’est déplacée vers le e-commerce. Certains acteurs n’ont pas survécu à ce changement, tandis que d’autres ont su trouver leur voie en adoptant une approche omnicanale."
Dans vos conférences, vous évoquez souvent la perfect storm, ou 'tempête parfaite'. De quoi s'agit-il exactement?
"Au cours des cinq dernières années, le marché de la distribution, qui avait retrouvé une certaine stabilité après l’essor du e-commerce, a été fortement perturbé. Une tempête parfaite de facteurs convergents a mis les entreprises du secteur sous une pression considérable. La pandémie de Covid-19 a contraint les commerces non essentiels à fermer et a rendu l’expérience d’achat physique désagréable, ce qui a accéléré la croissance du commerce en ligne et a épuisé les réserves de nombreux entrepreneurs, en particulier ceux qui n’étaient pas préparés au digital.

Outre l’impact de la pandémie de Covid-19, les tensions géopolitiques mondiales, avec la guerre en Ukraine comme catalyseur, ont provoqué une crise énergétique et une hyperinflation. Ces évolutions, combinées à un schéma plus large d’instabilité géopolitique, ont entamé la confiance des consommateurs. En conséquence, ceux-ci consomment moins, se montrent extrêmement sensibles aux prix, et consacrent structurellement davantage de leurs dépenses à des expériences telles que les voyages, les concerts et les festivals, plutôt qu’à des produits physiques."
Economie du majordome
Quelles sont les circonstances qui exercent une pression supplémentaire sur les modèles d'achat traditionnels?
"Les détaillants naviguent actuellement dans un paysage complexe de tendances et de défis. D’une part, ils font face à une demande croissante des consommateurs pour des produits et des processus commerciaux durables et éthiquement responsables, une évolution également encouragée par les réglementations nationales et européennes. Cela entraîne des coûts supplémentaires, souvent sans augmentation immédiate et tangible de la rentabilité.
"Nous vivons aujourd’hui dans une 'économie du majordome', où le consommateur est servi à la moindre demande"
D’autre part, les attentes en matière de service ne cessent de s’accroître. Les consommateurs exigent une prise en charge toujours plus rapide. Bien que cela soit particulièrement visible dans le secteur alimentaire, avec la popularité de la livraison de repas et des plats à emporter, ce principe s’applique désormais également aux secteurs non alimentaires. Par exemple, certaines chaînes de pharmacies livrent des produits parapharmaceutiques via des services de livraison en quelques heures. Nous vivons aujourd’hui dans une 'économie du majordome', où le consommateur est servi à la moindre demande. Cela conduit naturellement à un autre facteur clé de concurrence : les acteurs digitaux qui suppriment totalement le 'désavantage' des temps d’attente."

Quels sont les autres facteurs qui pèsent sur le secteur?
"Plusieurs facteurs sont déterminants. Les marges brutes sont sous pression ; à volume constant, je gagne moins en tant que commerçant. La transparence des prix, résultant de l’omnicanal, réduit les gains des commerçants par produit vendu, même si le volume reste stable. Parallèlement, les marges nettes sont érodées du fait que les salaires sont indexés.
De plus, il y a une nécessité urgente d’investir, notamment dans la digitalisation et le développement de l’intelligence artificielle, afin de rester compétitif. Et comme si cela ne suffisait pas, de nouvelles réglementations, telles que la transition vers une flotte plus écologique, entraînent des coûts supplémentaires significatifs. Tout cela rend l’activité commerciale dans le secteur du retail particulièrement complexe en 2025."

De nombreuses grandes chaînes jettent l'éponge. Pourquoi?
"Après la crise du COVID-19, de nombreuses entreprises ont épuisé leurs réserves financières. La marque de mode Terre Bleue a contracté un prêt relais pendant la pandémie, mais comme la reprise n’est pas venue, elle a dû déposer le bilan. De plus, beaucoup d’entreprises n’ont pas réussi leur transition. Parmi les exemples connus, on peut citer le groupe Blokker Holding, avec ses filiales telles que Blokker et Bart Smit. La faillite récente de Casa est également une conséquence directe du fait d’avoir manqué le virage vers le commerce en ligne."
Bye bye, magasin physique?
Les magasins physiques ont-ils encore un avenir?
"Le commerce de détail physique conserve sa pertinence et ne disparaîtra pas de manière brutale. Cela s’explique par plusieurs facteurs, notamment l’incertitude liée à la livraison à domicile, la disponibilité immédiate des produits lors de l’achat en magasin, ainsi que la valeur intrinsèque de l’expérience en boutique. Environ 80 % des dépenses des consommateurs en biens ont encore lieu dans des points de vente physiques. En revanche, pour les services tels que les voyages, les télécommunications et les produits financiers, la tendance s’est inversée : plus de 80 % des ventes se font désormais en ligne."

Débloquer les magasins en ligne
Les consommateurs sont aujourd'hui très bien préparés grâce aux canaux en ligne. Comment les détaillants peuvent-ils y répondre au mieux?
"Vous devez avoir une présence numérique très forte pour améliorer la visibilité de la boutique en ligne. Alors que les clients peuvent voir, toucher et essayer les produits en magasin physique, votre site web doit reproduire cette expérience sensorielle autant que possible. Cela peut passer, par exemple, par la mise à disposition de plusieurs photos détaillées du produit prises sous différents angles. En effet, lorsque je fais mes courses en ligne, une bouteille de cola de 0,25 L, 0,5 L ou 1 L semble souvent identique.
Pour mieux valoriser vos références, affichez une photo du produit ainsi que de son emballage, et indiquez précisément où il se trouve en magasin. Montrez à quoi il ressemble dans sa boîte, vérifiez s'il y a suffisamment de stock disponible. Offrez au client la possibilité d’acheter directement sur le site et de retourner le produit en magasin. Proposez un conseil de vente avec les explications nécessaires, via un chatbot ou un QR code, y compris sur le point de vente.

La synergie entre les canaux de vente en ligne et hors ligne est considérable, bien que tous les détaillants ne parviennent pas à l'exploiter de manière optimale. Les fabricants pourraient également indiquer précisément dans quels magasins leurs produits sont disponibles, en se basant sur un code postal et, idéalement, avec une indication des niveaux de stock. Ikea en est un excellent exemple; cependant, cette approche est plus aisément réalisable pour un détaillant verticalement intégré que pour un magasin multimarques."
"Il est important de ne pas agir simplement en tant que casseur de prix"
Comment se différencier?
Avez-vous un message clé à adresser à l'industrie?
"Commencez par un focus renforcé sur la digitalisation. Analysez où les consommateurs effectuent leurs achats et misez stratégiquement sur les canaux de distribution et comptes les plus performants. De nombreux consommateurs naviguent spontanément vers un site de confiance pour des catégories de produits spécifiques, que ce soit pour consulter les prix ou comparer les produits. Ils s’attendent à payer un prix juste via leur site habituel, et des plateformes comme bol.com renforcent cette fidélité client grâce à des formules telles que ‘Select’. La croissance des places de marché en ligne telles que bol.com et Amazon est indéniable. Envisagez de lancer une partie de votre assortiment via ces canaux éprouvés. De nombreux entrepreneurs vous ont déjà précédé dans cette démarche. Par ailleurs, on observe une croissance nette des canaux discount. Il reste toutefois important de ne pas se positionner uniquement comme casseur de prix."

Éviter les conflits de canaux
Quels choix les entrepreneurs doivent-ils faire pour rester à l'affût de l'avenir dans un marché qui évolue rapidement?
"Demande-toi: sur lesquels de tes clients actuels pourras-tu encore compter dans trois à cinq ans? Si tu te contentes de tes canaux de vente actuels, le chiffre d’affaires va inévitablement diminuer. Il faut donc agir de manière proactive. L’enjeu est à la fois de conserver les clients existants et d’en attirer de nouveaux.
Évite les conflits entre les canaux. Essaie d’acheter à moindre coût et de travailler de manière plus ciblée. Envisagez peut-être de changer d'échelle. Les acteurs trop petits disparaîtront, mais pour ceux qui réussissent la transition, le marché évolue simplement. Il s’agit de te réinventer. Les catégories non durables disparaîtront sûrement. Comment vas-tu réagir? Vas-tu continuer à vendre des produits ou proposer des solutions?"